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Return to Equinoxes, Issue 8:Automne/Hiver 2006-2007
Article ©2007, Lilia Coropceanu

 Lilia Coropceanu, Emory University

CIRCULER SUR LES TERRES D'AUTRUI: RETOURS ET DÉTOURS D'UNE "LECTURE-BRACONNAGE"

 

 Il y a plus affaire à interpréter les interprétations qu’à interpréter les choses, et plus de livres sur les livres que sur un autre sujet : nous ne faisons que nous entregloser.   (Montaigne, De l’expérience)

 

 « Un suffisant lecteur descouvre souvant ès escrits d'autruy des perfections autres que celles que l'autheur y a mises et apperceües », nous dit Montaigne, tout en précisant qu’à travers une pareille lecture le suffisant lecteur parviendrait à prêter aux perfections étalées dans les écrits d’autrui « des sens et des visages plus riches » (126).  Qu’est-ce que donc l’art de lire dans la vision de l’auteur des Essais ? En quoi diffère-t-elle de celle qui prédominait à l’époque ? Comment cette vision a-t-elle influencé Montaigne, le lecteur, et Montaigne, l’écrivain ? Pourrait-on envisager une corrélation entre la façon de lire et la manière d’écrire ? Ce sont ces questions que nous voudrions traiter dans les pages qui suivent, en prenant doublement appui sur le chapitre Des livres (10) et sur l’entreprise de « lecture-braconnage » qu’un autre Michel, le philosophe Michel de Certeau a pu en proposer dans son étude L’invention du quotidien. Le fait de rechercher quelque chose de commun dans les réflexions de ces deux maîtres de la pensée concernant la problématique visée constitue une tentative moins précipitée que justifiée, car on peut discerner - malgré tous les siècles qui les séparent - un parallèle évident dans la manière de ces grands esprits de concevoir ces questions d’une importance majeure. Or si traditionnellement on considérait qu’ « écrire, c’est produire le texte ; lire, c’est le recevoir d’autrui sans y marquer sa place, sans le refaire » (Certeau 285), on remarquera néanmoins la constitution progressive d’un tout autre point de vue : 

Ce qu’il faut mettre en cause […] c’est l’assimilation de la lecture à une passivité […] Des analyses récentes montrent que ‘toute lecture modifie son objet’, qu’ ‘une littérature diffère d’une autre moins par le texte que par la façon dont elle est lue’, et que finalement un système de signes verbaux ou iconiques est une réserve de formes qui attendent du lecteur leur sens […] Celui-ci ne prend ni la place de l’auteur ni une place d’auteur. Il invente dans les textes autre chose que ce qui était leur ’intention’. Il les détache de leur origine. Il en combine les fragments et il en crée[…] une pluralité indéfinie de significations.  [je souligne] (285-6)

On aura donc affaire à des lecteurs métamorphosés, des lecteurs-voyageurs, qui « circulent sur les terres d’autrui, nomades braconnant à travers les champs qu’ils n’ont pas écrits, ravissant les biens d’Egypte pour en jouir » (292). Une lecture, ainsi conçue, permet aux lecteurs « des avancées et des retraits, des tactiques et des jeux avec le texte. Elle va et elle vient, tour à tour captée, joyeuse, protestataire, fugueuse » (294). C’est précisément ce modèle de lecture que Montaigne non seulement apprécie à sa juste valeur, mais aussi pratique, en tant que lecteur et écrivain. Or, pour lui, analyser et comprendre les cheminements propres de la lecture là même où elle est mariée à l’écriture, s’avère crucial. L’Auteur des Essais est, avant tout, un suffisant lecteur. Du florilège au commentaire, la réussite de son œuvre est bâtie sur une « activité liseuse en ses détours, dérives à travers la page, métamorphoses et anamorphoses du texte par l’œil voyageur, envols imaginatifs ou méditatifs à partir de quelques mots, enjambements d’espace sur les surfaces militairement rangées de l’écrit, danses éphémères […] » (297). Les Essais nous démontrent que  le texte « n’a de signification que par ses lecteurs; il change avec eux […] Il ne devient texte que dans sa relation à l’extériorité du lecteur, par un jeu d’implications et de ruses entre deux sortes d’attente combinées: celle qui organise un espace lisible (une littéralité), et celle qui organise une démarche nécessaire à l’effectuation de l’œuvre (une lecture) » (287). D’ailleurs, c’est précisément ce que Montaigne souhaite  pour son œuvre  -  un suffisant lecteur, qui « saura imaginer, à partir des Essais, les infinis essais dont ce livre offre le prétexte » (Starobinski 9). C’est ainsi qu’on témoigne l’émergence d’un processus perpétuel de recyclage créatif dont les Essais sont à la fois le fruit et le moteur : tout comme les Essais recyclent la pensée des Anciens, les lecteurs sont amenés, à leur tour, à recycler la pensée de Montaigne en vue de se forger celle qui leur est propre. 

II. Auteur et auteurs : se libérer de la tradition de l’autorité

             De l’art de lire, à l’art d’écrire : si nous avons tenu à dresser un peu longuement le portrait d’un suffisant lecteur, c’est d’abord pour montrer à quel point ces compétences s’avèrent indispensables dans le processus de la rédaction du texte proprement dit des Essais.  Montaigne connaît l’attrait des grands textes, des œuvres admirables. Cependant, on ne voit pas chez lui une attitude totalement révérencielle envers les maîtres : quand il « circule sur les terres » des Anciens, sa représentation de l’auteur se révèle-t-elle totalement libérée de la tradition de l’autorité, en devenant  pleinement individuelle. Montaigne utilise le terme auteur en deux sens : il se sert de la forme du pluriel pour désigner les auteurs, en se réservant l’exclusivité du singulier pour lui-même, pour l’opportunité de parler  de son auteur. Ainsi, dans le chapitre Des livres on repèrera les dénominations suivantes : « des modernes », « les anciens », « des poètes romains », « les auteurs », « ces auteurs », « les historiens », etc.  Cependant, au moment où Montaigne énonce sa vision personnelle, on ne trouve que l’emploi du singulier : ‘mon auteur’, « mon Guicciardin », « mon Philippe de Commines », etc. : « Il en va de mon auteur tout au contraire : les perfections et beautez de sa façon de dire nous font perdre l'appétit de son subject; sa gentillesse et sa mignardise nous retiennent par tout ; il est par tout si plaisant, liquidus puroque simillimus amni, et nous remplit tant l'ame de ses grâces que nous en oublions celles de sa fable » (Montaigne 391). L’explication qu’il donne met en évidence le fait que Montaigne  résiste constamment à l’autorité des autres auteurs: « Voici ce que j’ai mis, il y a environ dix ans, en mon Guicciardin (car quelque langue que parlent mes livres, je leur parle la mienne) » [je souligne] (398). Il le dit, d’ailleurs, sans équivoque, dans ses commentaires:

(a) Quant à Cicero, les ouvrages qui me peuvent servir luy à mon desseing, ce sont ceux qui traitent de la philosophie signamment morale.   Mais, à confesser hardiment  la vérité […]  sa façon d'escrire me semble ennuyeuse […] Si j’ai employé une heure à le lire, qui est beaucoup pour moy […]  la plus part du temps je n'y trouve que du vent ; car il n'est pas encor venu aux argumens qui servent à son propos, et aux raisons qui touchent proprement le nœud que je cherche. (393)

De toute évidence, il éprouve beaucoup de respect envers certains auteurs de l’Antiquité. Cependant, cela ne l’empêche point de se sentir embarrassé lorsqu’un dialogue de Platon ne l’enchante guère : « Quand je me trouve dégousté de l’Axioche de Platon, comme d’un ouvrage sans force, eu esgard à un tel autheur, mon jugement ne s’en croit pas : Il n’est pas si sot de s’opposer à l’authorité de tant d’autres fameux jugemens (c) anciens, qu’il tient ses regens et ses maistres, et avec lesquels il est plustost content de faillir » (389). Il est intéressant de remarquer le jeu de  Montaigne sur  les pronoms personnels : le je du début de la phrase se transforme en lui. L’auteur donc « confère » à son propre jugement un statut indépendant, en lui attribuant une sorte d’autoréflexivité : le fait qu’il « ose » être en désaccord avec Platon, c’est donc de sa faute : « (a)  Il s’en prend à soy, et se condamne, ou de s’arrester à l’escorce, ne pouvant penetrer jusques au fons : ou de regarder la chose par quelque faux lustre » (389). Montaigne, en qualité de « juge impartial» de son propre raisonnement, lui incrimine la  faute de s’arrêter à  l’« écorce », en dévoilant, en même temps, l’impuissance du jugement  de pénétrer le sens plus élevé du texte.

Il conviendrait de signaler que la libération de la tradition de l’autorité chez Montaigne se fait également voir dans son appel à étendre les lectures au-delà du corpus canonique : « En ce genre d’estude des Histoires, il faut feuilleter sans distinction toutes sortes d’autheurs, et vieils et nouveaux, et barragouins et François, pour y apprendre les choses dequoy diversement ils traictent. » (396) [je souligne] Fait essentiellement important : Montaigne ne se contente pas de se limiter aux auteurs comme autorités ; il veut découvrir les hommes derrière les auteurs : « Car j’ay une singuliere curiosité, comme j’ay dit ailleurs, de connoistre l’ame et les naïfs jugemens de mes autheurs. Il faut bien juger leur suffisance, mais non pas leurs meurs ny eux, par cette montre de leurs escrits qu’ils étalent au theatre du monde » (396). Pour Montaigne, un auteur est un individu unique ; il veut  connaître sa spontanéité, sa singularité, et  non pas ce qui est surtout exposé en vue de satisfaire l’opinion publique. Dans cette perspective, les ouvrages historiques jouent un rôle décisif: «Les Historiens sont ma droite bale : ils sont plaisans et aysez ; et quant (c) l'homme en général, de qui je cherche la cognoissance, y paroist plus vif et plus entier qu'en nul autre lieu, la diversité et vérité de ses conditions internes en gros et en destail, la variété des moyens de son assemblage et des accidents qui le menacent » (396). Ce que l’auteur des Essais apprécie le plus, c’est la vérité historique, « la matière de l'Histoire, nue et informe. » Voilà pourquoi il s’adresse plutôt à des auteurs ‘simples’: «Les simples, qui n'ont point dequoy y mesler quelque chose du leur, et qui n'y apportent que le soin et la diligence de r'amasser tout ce qui vient à leur notice, et d'enregistrer à la bonne foy toutes choses sans chois et sans  triage,  nous  laissent  le  jugement entier pour la  cognoissance de la vérité » (396). Par contre, Montaigne déprécie beaucoup l’intervention trop insistante de certains historiens, leur vue trop subjective, pleine d’artifice :

[…] ils veulent nous mascher les morceaux; […] Ils entreprenent de choisir les choses dignes d'estre sçeuës, et nous cachent souvent telle parole, telle action privée, qui nous instruiroit mieux; obmetent, pour choses incroyables, celles qu'ils n'entendent pas […] Qu'ils estalent hardiment leur éloquence et leurs discours, qu'ils jugent à leur poste; mais qu'ils nous laissent aussi dequoy juger après eux, et qu'ils n'altèrent ny dispensent, par leurs racourcimens et par leurs chois, rien sur le corps de la matiere : ainsi, qu'ils nous la r'envoyent pure et entière en toutes ses dimentions. »   (397)

On voit alors que les exigences de Montaigne envers les auteurs des œuvres historiques sont bien strictes. Il n’admet pas une vérité « mâchée » par les autres, une vérité raccourcie, sélectionnée, étalée avec un excès  d’éloquence ; il la préfère pure et entière, pour qu’il puisse, à son tour, donner son propre jugement là-dessus.  Dans le même ordre d’idées, Montaigne accuse chez certains auteurs le manque de franchise et de la liberté d’écrire : « […] Il ne se peut nier qu'il ne se découvre évidemment, en ces deux seigneurs icy, un grand déchet de la franchise et liberté d'escrire […] On peut couvrir les actions  secrettes; mais de taire ce que tout le monde sçait, et les choses qui ont tiré des effects publiques et de tel consequence, c'est un défaut inexcusable » (399-400).

Ce qui est surtout important dans ce « discours libérateur », c’est le fait que pour l’auteur des Essais « le commentaire est une sorte de ‘débordement’ d’un texte ancien dans le temps présent ; commenter implique d’abord que l’on comprend, que le texte vous ‘parle’» (Pouilloux 87).  Il ne s’agit point d’une rupture, de faire une sorte de tabula rasa des œuvres antérieures, mais au contraire, de maintenir un dialogue continu, un dialogue triple : dialoguer avec les auteurs anciens, pour pouvoir dialoguer avec soi-même, pour, finalement, dialoguer avec son propre lecteur.  On y voit d'ailleurs une manifestation éloquente de l’idée du mouvement  que Montaigne apprécie beaucoup : l’héritage spirituel ne constitue plus un corpus figé, immobile ; en acquérant un caractère ondoyant, il circule, perpétuellement, d’une génération à l’autre.

III. Un « braconnage » crÉateur : configurations et bÉnÉfices

Après la critique de « la servitude volontaire » envers la tradition de l’autorité Montaigne nous parle  de lui-même comme auteur et des Essais comme livre. Dans son chapitre  liminaire Montaigne  disait déjà : « Je suis moy mesmes la matiere de mon livre » (9). Il continue cette idée dans le chapitre « Du démentir » avec sa célèbre déclaration : «  Je n’ay pas plus faict mon livre que mon livre m’a faict, livre consubstantiel à son autheur, d’une occupation propre, membre de ma vie; non d’une occupation et fin tierce et estrangere comme tous autres livres » (648). C’est pourtant dans le chapitre qui constitue l’objet de notre analyse que Montaigne se propose de traiter les plus importants aspects de son activité en tant qu’auteur des Essais. Sans vouloir faire étalage de mémoire ni de savoir, Montaigne met en évidence sa façon individuelle de connaître les choses de ce monde et, de ce fait, d’affirmer la singularité de sa personnalité, de ses humeurs et de ses opinions :

(a) Je ne fay  point  de  doute  qu'il  ne  m'advienne souvent de parler de choses qui  sont mieus traictées ches les maistres du mestier, et plus veritablement. C’est icy purement l'essay de mes facultez naturelles, et nullement des acquises […] Ce sont icy mes  fantasies, par lesquelles je ne tasche point à donner à connoistre les choses, mais moy  […] Qu'on ne s'attende pas aux matières, mais à la façon que j'y donne [je souligne] (387).

Avant tout, Montaigne en tant qu’auteur s’attribue le droit de regard indépendantsur tout ce qui a été déjà traité par les maîtres du métier. Comme le note Starobinski, l’emprunt, chez Montaigne,  « se compose avec la parole indépendante. Celle-ci en devient tributaire, tantôt pour s’y mêler jusqu'à compromettre son indépendance, tantôt pour s’en déprendre plus vigoureusement » (Starobinski 143). Une fois  le métadiscours introduit, Montaigne s’attribue la prérogative de juge intègre : le geste même de l’emprunt devient, dans l’autoportrait, un trait original. Montaigne « parle comme personne n’a parlé devant lui » (135) :

(c) La licence du temps m'excusera elle de cette sacrilege audace, d'estimer aussi trainans les dialogismes de Platon mesmes et estouffans par trop sa matiere, et de pleindre le temps que met à ces longues interlocutions, vaines et préparatoires, un homme qui avoit tant de meilleures choses à dire? Mon ignorance m’excusera mieux, sur ce que je ne voy rien en la beauté de son langage.  (Montaigne 394)

C’est également une activité créatrice, car on repère à plusieurs reprises dans les Essais la technique dont Montaigne est le maître par excellence et qui constitue l’essence du  « processus de reconquête de la matière étrangère » (Starobinski 140). Et si on désire trouver une définition pour le terme « braconnage créateur », on n’a qu’à se rapporter au texte des Essais: « Parmy tant d’emprunts je suis bien aise d’en pouvoir desrober quelqu’un, les desguisant et difformant à nouveau service. Au hazard que je laisse dire que c’est par faute d’avoir entendu leur naturel usage, je lui donne quelque particuliere adresse de ma main, à ce qu’ils en soient d’autant moins purement estrangers » (Montaigne 1034). Dans la rédaction des Essais Montaigne applique avec maîtrise le principe de la copia, c’est-à-dire le principe d’abondance, qui  joue un double rôle - libérateur et génératif :

Il libère le texte de l’emprise d’un sens préétabli, de la reproduction obligée d’une référence prédéterminée. L’écrivain obéit aux exigences du principe en desserrant les liens entre le signe et la chose, entre le signifiant et le signifié, afin d’explorer les variations et les amplifications potentielles d’un énoncé. La recherche de la copia […] génère des sens non prémédités, mais produits par le mouvement propre de l’écriture dans un processus d’autogénération du discours. (Hallyn 16)

Montaigne met aussi en évidence la valeur du choix de ce qu’il emprunte, en montrant que dans la constitution du corpus des emprunts choisis la qualité est plus valorisée que la quantité: « (c) Qu'on voye,  en ce que j'emprunte, si j'ay sçeu choisir de quoy rehausser mon propos. Car je fay dire autres ce que je ne puis si bien dire, tantost par foiblesse de mon langage, tantost par foiblesse de mon sens. Je ne compte pas mes emprunts, je les poise. Et si je les eusse voulu faire valoir par nombre, je m'en fusse chargé deux fois autant.» (Montaigne 387) Or, quand il trouve une citation exceptionnelle, il n’hésite pas à la mettre en pleine évidence,  en offrant le nom de son auteur et en laissant intacte l’idée exprimée, aussi bien que  la langue dans laquelle celle-ci a été énoncée : « C’est cette mesme raison que je disoy tantost, comme Martial de soy,  minus illi ingenio laborandum fuit, in cujus locum materia succeserat » (391). La beauté exquise de ces  « citations-fleurs »  justifie d’elle-même, d’après Montaigne, leur emploi trop fréquent : « Car moy, qui, à faute de mémoire, demeure court tous les coups à les trier, par cognoissance de nation, sçay très bien sentir, à mesurer ma portée, que mon terroir n'est aucunement capable d'aucunes fleurs trop riches que j'y trouve semées, et que  tous les fruicts de mon creu ne les sçauroient payer » (388).  Cependant,  Montaigne attire notre attention sur le fait suivant : même si les Essais ne sont qu’un « amas de fleurs estrangeres », c’est lui et personne d’autre qui « fourny le filet à les lier » (1033).

La configuration la  plus difficile à repérer contextuellement se produit au moment où Montaigne décide d’insérer des textes étrangers, sans en indiquer la source. Ainsi, il « cèle » les emprunts. Il serait difficile sinon impossible d’en savoir la raison précise. De toute façon, une chose est évidente : par son geste, Montaigne tend un piège à son lecteur. Car même s’il avoue avoir commis cela,  il le fait en termes généraux, souvent sans indiquer  l’endroit où il a dissimulé les « larcins » (Starobinski 138) :

(c)  Es raisons et inventions que je transplante  en   mon  solage  et  confons  aux   miennes, j’ai à escient ommis parfois d'en marquer l'autheur, pour tenir en bride la témérité de ces sentences hastives qui se jettent sur toute sorte d'escrits […]  Je veux  qu'ils donnent une nazarde à Plutarque sur mon nez, et qu'ils s'eschaudent à injurier Seneque en moy. Il faut musser ma foiblesse souz ces grands crédits.  (Montaigne 387-8)

On voit dans ce passage inopiné toute la poétique de l’art de conférer, sur laquelle Montaigne fonde ses Essais. Comme l’observe à juste titre Pouilloux, la vérité chez Montaigne « n’est pas donnée, elle est à construire, méthodiquement. Ce qui importe le plus, ce n’est pas une certaine conclusion, mais surtout « ses conditions de production, ses modes » (84). Montaigne fait voir  le modèle inédit  d’un parcours intellectuel qu’il effectue « sous les yeux » de son lecteur, dont les tours et détours   « tend[ent] à faire du texte non un objet que le lecteur consomme, mais un objet qu’il produit » (Ostroweicki 32). Par la variété de ses réflexions, la modification habile des registres du discours, par le changement exprès des points de vue évoqués, Montaigne joue avec le lecteur et parfois contre lui. Or c’est à travers cette approche que Montaigne réussit admirablement à  mettre en évidence les bénéfices d’une lecture-braconnage dont son œuvre devient la mise en scène par excellence. Ce faisant,  il offre à son lecteur une vraie boîte de silènes. C’est au lecteur maintenant de circuler sur les terres  des Essais  pour y découvrir « des perfections autres que celles que l'autheur y a mises et apperceües »  et  prêter  à celles-ci « des sens et des visages plus riches » (Montaigne 126). Pour un suffisant lecteur donc, une lecture-braconnage.

 


Lilia Coropceanu  est doctorante en études françaises à l'Université Emory. Elle a obtenu son baccalauréat à l'Université Pédagogique d'Etat de Moldavie, son diplôme de Français des Affaires de la Chambre de Commerce et d'Industrie de Paris, et  sa maîtrise en littératures française et francophone à l'Université d'Arizona.  Sa thèse "Faber suae fortunae: l'autoformation du sujet dans l'oeuvre de Lafayette, Marivaux, Stendhal" porte sur l'étude des matrices distinctes d'autoformation du sujet dans leur détermination historique, aussi bien que  dans leur dimension éthique.


 

Bibliographie

Certeau, Michel de. L’invention du quotidien.  Paris : Union Générale d’Editions, 1980.

Hallyn, Fernand. Le sens des formes: Etudes sur la Renaissance.  Genève: Droz, 1994.

Montaigne, Michel.  Œuvres complètes.  Paris : Gallimard, 1962.

Ostrowiecki, Hélène. « Image du lecteur. Notes sur l’essai ‘Des livres’. » Bulletin de la Société
     des amis de Montaigne 15-16 (1999) : 22-32.

Pouilloux, Jean-Yves. Lire les ‘Essais’ de Montaigne.  Paris : François Maspero, 1969.

Starobinski, Jean. Montaigne en mouvement.  Paris : Gallimard, 1982.